353. En direct de la philo (2)
Je continue ma tournée, d'élève en élève, je regarde le nom sur l'étiquette collée sur la table, je prends la convocation et la carte d'identité pour vérifier qu'il s'agit bien de Paul Génie et de Lucie Label et non pas de clones ou d'humanoïdes à très haut potentiel.
Alors que je suis pratiquement en pilote automatique l'élève au bout de la rangée numéro 2 me parle. Je m'arrête et le dévisage: des cheveux mi-longs et bouclés ou ébouriffés je n'arrive pas à juger, des yeux remplis de sommeil et un air blasé.
'J'ai pas de convocation et j'ai pas ma carte d'identité.'
Moi aussi je suis blasée et j'ai envie de hausser les épaules et de passer au suivant. Mais ce qui me reste de conscience professionnelle me rappelle à mon devoir. Je n'ai pas le temps de finir ma phrase, mon collègue se lève du bureau et d'une voix tonitruante annonce au groupe.
'Les élèves!' Tout le monde lève la tête, inquiets de cette interruption qui romp le silence feutrée de la salle d'examen.
'Regardez cet élève. Oui, lui, au fond de la deuxième rangée. Vous le reconnaissez ce jeune homme? IL est dans ce lycée? Vous confirmez? Il est bien inscrit ici?'
Tout le monde se retourne et regarde dans la direction indiquée. Le visage du garçon aux cheveux en pétard reste impassible. Les têtes font un aller-retour garçon-professeur et acquiesce vaguement pour indiquer que oui ce garçon est inscrit ici et n'est pas un imposteur.
Je retiens un éclat de rire et un commentaire impertinent et continue ma tournée. Ma feuille est désormais complète avec toutes les signatures. Je repose fièrement la pochette sur le bureau. Deux ou trois collègues sont passés nous demander où faire signer et donc je pense que presque toutes les pochettes du couloir ont été utilisées comme liste d'émargement. Je me dis que c'est une bonne économie de papier et que pour une fois l'institution fait preuve d'ingénuité. Il fait beau, le ciel est tout bleu, les fenêtres sont grandes ouvertes et l'air frais du matin fait bouger les rideaux, on entend les oiseaux chanter.
Quelqu'un rentre dans la classe avec un air important en brandissant une feuille de papier.
'Feuille d'émargement.'
Je soupire. Mon collègue lui aussi a l'air exaspéré mais ne bouge pas de son bureau et je recommence ma tournée et refais signer tous les candidats. Arrivée à la demoiselle assise devant l'ébouriffé:
'Il a signé dans ma case.' Dit-elle d'un ton offusqué.
Je regarde la fiche. Correct. Le garçon en question n'a pas apposé sa signature à côté du nom correspondant - le sien!!!! J'ai de plus en plus de mal à garder mon calme. Mais la CPE arrive (les CPE dans notre établissement ont des antennes qui leur permettent de détecter les élèves en difficultés).
'Qui n'a pas de convocation?'
La classe entière regarde le candidat en question.
'Voilà. Je la lui ai imprimée.'
Je me retiens à nouveau pour lui dire que ça sert à rien. Que la feuille va être posée sur le bureau puis partir à la poubelle. Je suis chez les fous. Oú est-ce moi qui ai perdu la raison?
Il est à peine 8 heures et quart et pourtant, déjà, l'élève au premier rang dort profondément, la tête sur sa main, le coude sur la table.
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